1
La colonne se remit en marche péniblement, comme un long ver de terre. La tête avance, la queue s'arrête, la queue avance, la tête s'arrête. Paulette aplatie contre le sol releva la tête, et vit soudain des pieds, des pieds, des pieds, des jambes, des jambes.
À son tour elle se dressa, poursuivit sa marche, puis chercha distraitement à reconnaître les pieds de son père, car désormais il était impossible de se fier aux chaussures. Tout le monde, ou presque, marchait pieds nus. Çà et là, quelques savates trouées, des sabots épars, mais immobiles et vides.
Paulette examina les pieds saignants : du sang rose, du sang mauve, du sang jaunâtre, du sang sale et bleuté, du sang rouge coquelicot, rouge framboise, rouge cerise, rouge groseille, rouge tomate, rouge fraise. Paulette se mordit l'index sauvagement, pour voir. Mais son doigt ne saigna pas. Il y eut deux petites marques, infimes, violacées.
« Rouge sang », dit-elle sans conviction.
Un remous l'entraîna vers le bas-côté.
Son père, c'était presque noir, se souvint-elle. Il saignait depuis la veille, et le matin, au petit jour, il avait une espèce de fruit sale, écrasé près du talon droit, une mûre durcie. Paulette vit bien quelques fruits noirs : des prunelles un peu violettes, des cerises un peu rouges, mais elle ne vit pas de mûre écrasée, vraiment noire…
Un instant un chien vint tourner autour d'elle, puis rentra dans la mêlée confuse. Elle conserva un peu la vision de quatre pattes blanches, presque propres, puis se tourna et observa l'immense cortège. La route piquait vers le pont, puis s'élevait lentement le long de la colline voisine. Une rumeur sourde l'animait comme une multitude de cris d'animaux étouffés. Et soudain Paulette remarqua l'innombrable foule des bêtes qui suivaient les hommes. Des chiens, des chats, des veaux, des bœufs, des ânes, des chevaux, des chèvres, des moutons, des vaches, des porcs. Mentalement Paulette y ajouta des lapins, des lièvres, des biches, des éléphants, des lions, des tigres, des souris, des scarabées, des fourmis, des girafes, des ours, des vipères, des carpes, des brochets, des requins, et une baleine. Puis elle pensa à l'avion qui tout à l'heure mitraillait la route et le vit piloté par un grand loup casqué de fer. Il avait lâché quelques bombes, et tous les animaux s'étaient précipités dans les fossés, laissant les hommes au beau milieu de la route, stupides, courant de tous côtés, ne comprenant rien à rien à ce qui leur arrivait. Leurs grands corps s'étaient heurtés, meurtris, quelques-uns s'étaient affalés lourdement sur le sol, d'autres s'étaient enfuis dans les champs, droit devant eux dans une course éperdue. Puis l'avion s'était éloigné, et, un à un les animaux avaient repris leur marche en un parfait mépris des hommes qui les accompagnaient. Quelques-uns toutefois avaient tenté de les rappeler : les chiens en aboyant, les chats en miaulant, les chevaux en hennissant, les lions en rugissant. Mais nombre d'entre eux restant étendus sur la route, les animaux négligemment avaient repoussé leurs corps dans les fossés : les chiens de leurs pattes, les bœufs de leurs cornes, les ânes de leurs oreilles, les chevaux de leurs sabots, les porcs de leurs museaux, les éléphants de leurs trompes, les tigres de leurs moustaches, les souris de leurs queues, les girafes de leurs cous, les vipères de leurs langues, la baleine de ses dents.
« Trou du cul ! Avance donc ! »
Paulette sursauta. Ce n'était pas l'injure qui la choquait, mais on la sortait brutalement de son rêve. L'injure elle s'en moquait, elle pouvait y répondre.
« Ben quoi, j'ai neuf ans ! Puis j'avance ! »
L'homme qui l'interpellait était dressé dans sa voiture à âne. Il y eut soudain un mouvement de reflux tumultueux, et l'âne s'immobilisa avec entêtement. Paulette exulta.
« Avance donc ! Trou du cul ! trou du cul ! trou du cul ! »
Puis, rapidement elle s'infiltra plus avant dans la marée, dix mètres, vingt mètres. L'homme à l'âne devenait invisible et Paulette ralentit, essoufflée.
« J'aurais pu lui dire « morpion », regretta-t-elle.
Puis elle songea à tous les noms dont on l'avait gratifiée aujourd'hui : garce, bout de chou, mon chou, mon cœur, salope, la môme, la gosse, le rejeton, la petite, la petiote, et puis morpion et trou du cul. Pourquoi s'en serait-elle fâchée ? On lui avait dit « mon cœur » avec une affreuse grimace, et puis « salope » avec un grand sourire.
« La tête des gens, ça ne veut rien dire », pensait-elle.
Là-haut, le grand loup casqué semblait encore préparer un mauvais coup.
Des grimaces d'hommes, Paulette en avait vu ! et des grimaces de femmes donc ! Des visages ridés, en large, en long, en travers, avec des larmes qui dégoulinaient comme par un petit ruisseau. Et les femmes qui l'interpellaient, – l'empoignaient, l'embrassaient quand le grand loup était passé, en l'appelant Lucienne, Colette, Jacqueline, Jeannette, Monique, Nicole, Michèle. Et chaque fois c'était pareil, on l'embrassait jusqu'à l'engluer de salive, et puis on la repoussait avec une sorte d'horreur.
« C'est pas elle ! »
Quelles grimaces ! Tout compte fait, elle préférait « morpion », voire même « trou du cul » !
Une seule fois on l'avait appelée Paulette et ce n'était pas sa mère. Sa mère, elle était morte hier, de la faute du grand loup.
Une rafale claqua sèche et brutale. Il y eut un grand mouvement comme pour écarteler la route, et des vaches, des chiens, des chats, des chèvres, des bœufs, demeurèrent sur la route, courant en désordre.
Paulette heurta une fourmilière de son nez. Une fourmi parut, s'arrêta, puis rebroussa chemin, et rentra en hâte.
Là-haut il y avait l'avion qui revenait, et plus bas au ras du sol, une hirondelle le poursuivait. L'hirondelle piqua du nez, parvint au niveau de l'avion… Paulette trépigna :
« Il va gagner, il va gagner ! »
Un bruit sec, cent fois répété. D'instinct Paulette baissa la tête. Un long sifflement, puis « floc » !
… Pierrette, Suzanne, Simone, Françoise, Titi, Jojo, Mimi, morpion, andouille, merdeuse, Mémène, Nénette, Raymonde… Sa mère elle, disait « Paulette », et son père, « l'autre abrutie »…
Son père…
Paulette vit à deux pas de son nez un fruit noir écrasé sur un talon rugueux, une longue traînée rouge sang, sur la chemise sale, et puis une tache de cerise sur le front.
« Papa ! »
Papa n'eut pas un geste. Il y avait un chien blanc près de lui, mais papa ne bougeait pas.
Paulette voulut se lever, mais comme le grand loup s'acharnait, elle repiqua du nez dans la fourmilière. Une fois encore, une fourmi fit le tour de son créneau.
« C'est la même », pensa Paulette.
Un chien hurla soudain très proche, et s'enfuit avec un appel de sirène.
« Papa, papa ! » dit-elle encore.
Et Paulette sentit tout à coup sa gorge serrée. Sa lèvre inférieure s'avança légèrement et se mit à trembler. Sans comprendre, elle essuya une larme.
« Marie ! » glapit une femme folle en étreignant Paulette, Ginette ! Mariette ! Toinette ! »
Un peu de bave coula sur la bouche de Paulette, un peu de bave de femme folle, ajoutée d'une larme salée savoureuse, et pour la première fois elle ne manifesta aucune répulsion.
Au loin un chien imitait toujours la sirène. Papa était maintenant noir au talon, bleu à la chemise, carmin au front.
« Pourquoi je pleure ? »
Paulette éclata en sanglots. L'hirondelle victorieuse décrivait de grands cercles, l'avion vaincu s'était enfui.
« Pauvre mignon ! dit quelqu'un avec une caresse de couleuvre, quelqu'un qui se mit aussitôt à pousser un cri de femme.
— Ils nous emmerdent les gosses !
— …pied au cul ! on est pressé. »
Et Paulette vit la main de couleuvre, écrasée dans une main d'homme, puis deux pieds trébuchants rouge groseille.
Les gens regagnèrent la route un à un, sifflant leurs animaux : sifflet pour le chien, sifflet pour le cheval, sifflet pour la vache, sifflet pour les ânes…
Puis on poussa les cadavres dans le fossé : les hommes de leurs pieds, les femmes de leurs pieds, les garçons de leurs pieds, les filles de leurs pieds. Quelques chevaux, une vache, deux veaux restèrent au milieu de la route, couchés sur le flanc, battant un peu des pattes et le défilé prit un tour sinueux. Il y eut une cavalcade effrénée jusqu'au petit pont, comme si le grand loup ne menaçait qu'un côté de la vallée.
D'ailleurs le grand loup était loin, invisible ; il devait certainement ôter son casque de fer, aiguiser ses oreilles, en vue d'une nouvelle charge.
Paulette eût voulu participer à la cavalcade, mais papa la retenait avec ses taches de fruit. Pour une fois Paulette obéissait à papa qui s'abstenait de proférer des injures. Puis ses larmes se tarirent. La cavalcade s'apaisa et il n'y eut plus qu'une grande monotonie dans les mouvements de la route.
Paulette s'agenouilla et resta immobile, sans penser. Le bruit des pas résonnait dans sa tête, et sans voir, distraitement elle identifiait les passants.
« Un cheval, un vieux, un boiteux, une vache, un bossu, un manchot… »
Puis, lasse de l'image de son père, elle dit à mi-voix, comme une vengeance :
« Abruti ! »
Et soudain terrifiée de sa lâcheté :
« C'est pas vrai ! c'est pas vrai ! »
Puis à nouveau elle se mit à pleurer.
Très longuement elle demeura sans un mot, sans un geste. Il y eut la rumeur du cortège, le soleil de plomb, l'interminable défilé des mêmes visages, des mêmes pieds, le jaillissement des mêmes cris, des injures, des appels. De temps à autre, le grand loup manifestait de sa présence lointaine, tout là-bas, derrière l'horizon… Encore que Paulette commençât à douter que ce fût vraiment un loup, ou plutôt qu'il fût drôle de se l'imaginer.
Puis la rumeur fut moins sourde, les cris plus espacés, les appels moins durs, les injures moins cinglantes. Des gens passèrent en causant comme tout le monde, et pendant quelques minutes, la route fut vide derrière eux.
Paulette sortit de sa torpeur. Elle vit que papa était noir au talon, noir à la chemise : noir au front, que ses taches de fruit étaient dures et figées. La fourmilière grouillait d'une infinité de minuscules points noirs.
Un autre groupe passa, silencieux. Puis ce fut un chien noir et blanc qui vint à elle, solitaire, larmoyant, une patte inerte et pendante. Il flaira un instant le corps de papa, puis s'éloigna sans hâte, gémissant faiblement. Paulette bondit et prit la bête dans ses bras. Elle vit deux yeux très gris, très tristes, pitoyables, murmura quelques mots sans suite, très doucement, puis desserra son étreinte. Dans une plainte, le chien se dégagea péniblement.
Une voix résonna dans le grand paysage, clamant sa solitude.
Le chien s'éloignait de la route dans un champ ras, désolé, tout brûlé de soleil.
Au loin un autre flot humain semblait s'approcher à nouveau.
Paulette vit le chien hésiter, chanceler, s'étendre en hurlant sur le dos et battre l'air de ses trois pattes valides.
Alors elle s'élança, sauta le fossé, et suivit à son tour le grand champ brûlé.